ソシュール『一般言語学講義』註解 #30
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原著: pp. 291-294
小林訳: pp. 299-303
菅田訳: pp. 204-207
町田訳: pp. 293-295
各文の頭についている上付きの数字は、原著の「ページ数-行数」を示しています。
Cours 原文
CINQUIÈME PARTIE
QUESTIONS DE LINGUISTIQUE RÉTROSPECTIVE
CONCLUSION
———
CHAPITRE PREMIER
LES DEUX PERSPECTIVES DE LA LINGUISTIQUE DIACHRONIQUE
²⁹¹⁻⁸Tandis que la linguistique synchronique n’admet qu’une seule perspective, celle des sujets parlants, et par conséquent une seule méthode, la linguistique diachronique suppose à la fois une perspective prospective, qui suit le cours du temps, et une perspective rétrospective, qui le remonte. […]
²⁹¹⁻²²En effet, pour pouvoir fixer l’histoire d’une langue dans tous ses détails en suivant le cours du temps, il faudrait posséder une infinité de photographies de la langue, prises de moment en moment. ²⁹²⁻²Or cette condition n’est jamais remplie : les romanistes, par exemple, qui ont le privilège de connaître le latin, point de départ de leur recherche, et de posséder une masse imposante de documents appartenant à une longue série de siècles, constatent à chaque instant les lacunes énormes de leur documentation. ²⁹²⁻⁷Il faut alors renoncer à la méthode prospective, au document direct, et procéder en sens inverse, en remontant le cours du temps par la rétrospection. ²⁹²⁻¹⁰Dans cette seconde vue on se place à une époque donnée pour rechercher, non pas ce qui résulte d’une forme, mais quelle est la forme plus ancienne qui a pu lui donner naissance.
²⁹²⁻¹⁴Tandis que la prospection revient à une simple narration et se fonde tout entière sur la critique des documents, la rétrospection demande une méthode reconstructive, qui s’appuie sur la comparaison. ²⁹²⁻¹⁷On ne peut établir la forme primitive d’un signe unique et isolé, tandis que deux signes différents mais de même origine, comme latin $${\textit{pater,}}$$ sanscrit $${\textit{pitar-,}}$$ ou le radical de latin $${\textit{ger-ō}}$$ et celui de $${\textit{ges-tus,}}$$ font déjà entrevoir par leur comparaison l’unité diachronique qui les relie l’une et l’autre à un prototype susceptible d’être reconstitué par induction. ²⁹²⁻²³Plus les termes de comparaison seront nombreux, plus ces inductions seront précises, et elles aboutiront — si les données sont suffisantes — à de véritables reconstructions.
²⁹²⁻²⁷Il en est de même pour les langues dans leur ensemble. ²⁹²⁻²⁸On ne peut rien tirer du basque parce que, étant isolé, il ne se prête à aucune comparaison. ²⁹²⁻²⁹Mais d’un faisceau de langues apparentées, comme le grec, le latin, le vieux slave, etc., on a pu par comparaison dégager les éléments primitifs communs qu’elles contiennent et reconstituer l’essentiel de la langue indo-européenne, telle qu’elle existait avant d’être différenciée dans l’espace. […]
²⁹³⁻³¹Ce n’est pas seulement la méthode des deux perspectives qui diffère de façon éclatante ; même au point de vue didactique, il n’est pas avantageux de les employer simultanément dans un même exposé. ²⁹³⁻³⁴Ainsi l’étude des changements phonétiques offre deux tableaux très différents selon que l’on procède de l’une ou de l’autre manière. ²⁹⁴⁻¹En opérant prospectivement, on se demandera ce qu’est devenu en français le $${\textit{ĕ}}$$ du latin classique ; on verra alors un son unique se diversifier en évoluant dans le temps et donner naissance à plusieurs phonèmes : cf. $${\textit{pĕdem}}$$ → $${\textit{pyẹ}}$$ $${\text{(}\textit{pied}\text{),}}$$ $${\textit{vĕntum}}$$ → $${\textit{vã}}$$ $${\text{(}\textit{vent}\text{),}}$$ $${\textit{lĕctum}}$$ → $${\textit{li}}$$ $${\text{(}\textit{lit}\text{),}}$$ $${\textit{nĕcāre}}$$ → $${\textit{nwayẹ}}$$ $${\text{(}\textit{noyer}\text{),}}$$ etc. ; si l’on recherche, au contraire, rétrospectivement ce que représente en latin un $${\textit{ę}}$$ ouvert français, on constatera qu’un son unique est l’aboutissement de plusieurs phonèmes distincts à l’origine : cf. $${\textit{tęr}}$$ $${\text{(}\textit{terre}\text{)}}$$ = $${\textit{tĕrram,}}$$ $${\textit{vęrž}}$$ $${\text{(}\textit{verge}\text{)}}$$ = $${\textit{vĭrgam,}}$$ $${\textit{fę}}$$ $${\text{(}\textit{fait}\text{)}}$$ = $${\textit{factum,}}$$ etc. […]
註解
²⁹¹⁻⁸Tandis que la linguistique synchronique n’admet qu’une seule perspective, celle des sujets parlants, et par conséquent une seule méthode, la linguistique diachronique suppose à la fois une perspective prospective, qui suit le cours du temps, et une perspective rétrospective, qui le remonte.
²⁹¹⁻²²En effet, pour pouvoir fixer l’histoire d’une langue dans tous ses détails en suivant le cours du temps, il faudrait posséder une infinité de photographies de la langue, prises de moment en moment.
²⁹²⁻²Or cette condition n’est jamais remplie : les romanistes, par exemple, qui ont le privilège de connaître le latin, point de départ de leur recherche, et de posséder une masse imposante de documents appartenant à une longue série de siècles, constatent à chaque instant les lacunes énormes de leur documentation.
²⁹²⁻⁷Il faut alors renoncer à la méthode prospective, au document direct, et procéder en sens inverse, en remontant le cours du temps par la rétrospection.
²⁹²⁻¹⁰Dans cette seconde vue on se place à une époque donnée pour rechercher, non pas ce qui résulte d’une forme, mais quelle est la forme plus ancienne qui a pu lui donner naissance.
²⁹²⁻¹⁴Tandis que la prospection revient à une simple narration et se fonde tout entière sur la critique des documents, la rétrospection demande une méthode reconstructive, qui s’appuie sur la comparaison.
²⁹²⁻¹⁷On ne peut établir la forme primitive d’un signe unique et isolé, tandis que deux signes différents mais de même origine, comme latin $${\textit{pater,}}$$ sanscrit $${\textit{pitar-,}}$$ ou le radical de latin $${\textit{ger-ō}}$$ et celui de $${\textit{ges-tus,}}$$ font déjà entrevoir par leur comparaison l’unité diachronique qui les relie l’une et l’autre à un prototype susceptible d’être reconstitué par induction.
²⁹²⁻²³Plus les termes de comparaison seront nombreux, plus ces inductions seront précises, et elles aboutiront — si les données sont suffisantes — à de véritables reconstructions.
²⁹²⁻²⁷Il en est de même pour les langues dans leur ensemble.
²⁹²⁻²⁸On ne peut rien tirer du basque parce que, étant isolé, il ne se prête à aucune comparaison.
²⁹²⁻²⁹Mais d’un faisceau de langues apparentées, comme le grec, le latin, le vieux slave, etc., on a pu par comparaison dégager les éléments primitifs communs qu’elles contiennent et reconstituer l’essentiel de la langue indo-européenne, telle qu’elle existait avant d’être différenciée dans l’espace.
²⁹³⁻³¹Ce n’est pas seulement la méthode des deux perspectives qui diffère de façon éclatante ; même au point de vue didactique, il n’est pas avantageux de les employer simultanément dans un même exposé.
²⁹³⁻³⁴Ainsi l’étude des changements phonétiques offre deux tableaux très différents selon que l’on procède de l’une ou de l’autre manière.
²⁹⁴⁻¹En opérant prospectivement, on se demandera ce qu’est devenu en français le $${\textit{ĕ}}$$ du latin classique ; on verra alors un son unique se diversifier en évoluant dans le temps et donner naissance à plusieurs phonèmes : cf. $${\textit{pĕdem}}$$ → $${\textit{pyẹ}}$$ $${\text{(}\textit{pied}\text{),}}$$ $${\textit{vĕntum}}$$ → $${\textit{vã}}$$ $${\text{(}\textit{vent}\text{),}}$$ $${\textit{lĕctum}}$$ → $${\textit{li}}$$ $${\text{(}\textit{lit}\text{),}}$$ $${\textit{nĕcāre}}$$ → $${\textit{nwayẹ}}$$ $${\text{(}\textit{noyer}\text{),}}$$ etc. ; si l’on recherche, au contraire, rétrospectivement ce que représente en latin un $${\textit{ę}}$$ ouvert français, on constatera qu’un son unique est l’aboutissement de plusieurs phonèmes distincts à l’origine : cf. $${\textit{tęr}}$$ $${\text{(}\textit{terre}\text{)}}$$ = $${\textit{tĕrram,}}$$ $${\textit{vęrž}}$$ $${\text{(}\textit{verge}\text{)}}$$ = $${\textit{vĭrgam,}}$$ $${\textit{fę}}$$ $${\text{(}\textit{fait}\text{)}}$$ = $${\textit{factum,}}$$ etc. […]
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