ソシュール『一般言語学講義』註解 #12
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原著: pp. 150-154
小林訳: pp. 151-155
菅田訳: pp. 82-87
町田訳: pp. 152-156
各文の頭についている上付きの数字は、原著の「ページ数-行数」を示しています。
Cours 原文
CHAPITRE III
IDENTITÉS, RÉALITÉS, VALEURS
[…] ¹⁵⁰⁻⁴en linguistique statique, n’importe quelle notion primordiale dépend directement de l’idée qu’on se fera de l’unité, et même se confond avec elle. ¹⁵⁰⁻⁷C’est ce que nous voudrions montrer successivement à propos des notions d’identité, de réalité et de valeur synchronique.
¹⁵⁰⁻¹⁰$${A.}$$ Qu’est-ce qu’une $${\textit{identité}}$$ synchronique ? Il ne s’agit pas ici de l’identité qui unit la négation $${\textit{pas}}$$ au latin $${\textit{passum}}$$ ; elle est d’ordre diachronique, […] mais de celle, non moins intéressante, en vertu de laquelle nous déclarons que deux phrases comme « je ne sais $${\textit{pas}}$$ » et « ne dites $${\textit{pas}}$$ cela » contiennent le même élément. ¹⁵⁰⁻¹⁶Question oiseuse, dira-t-on : il y a identité parce que dans les deux phrases la même tranche de sonorité $${(\textit{pas})}$$ est revêtue de la même signification. ¹⁵⁰⁻¹⁹Mais cette explication est insuffisante, car si la correspondance des tranches phoniques et des concepts prouve l’identité […], la réciproque n’est pas vraie : il peut y avoir identité sans cette correspondance. ¹⁵⁰⁻²³Lorsque, dans une conférence, on entend répéter à plusieurs reprises le mot $${\textit{Messieurs !,}}$$ on a le sentiment qu’il s’agit chaque fois de la même expression, et pourtant les variations de débit et l’intonation la présentent, dans les divers passages, avec des différences phoniques très appréciables — aussi appréciables que celles qui servent ailleurs à distinguer des mots différents (cf. $${\textit{pomme}}$$ et $${\textit{paume,}}$$ […] etc.) ; ¹⁵¹⁻⁴en outre, ce sentiment de l’identité persiste, bien qu’au point de vue sémantique non plus il n’y ait pas identité absolue d’un $${\textit{Messieurs !}}$$ à l’autre, de même qu’un mot peut exprimer des idées assez différentes sans que son identité soit sérieusement compromise (cf. « $${\textit{adopter}}$$ une mode » et « $${\textit{adopter}}$$ un enfant », […] etc.).
¹⁵¹⁻¹¹Le mécanisme linguistique roule tout entier sur des identités et des différences, celles-ci n’étant que la contre-partie de celles-là. ¹⁵¹⁻¹³Le problème des identités se retrouve donc partout ; […] ¹⁵¹⁻¹⁶Ce caractère ressort bien de la comparaison avec quelques faits pris en dehors du langage. ¹⁵¹⁻¹⁸Ainsi nous parlons d’identité à propos de deux express « Genève-Paris 8 h. 45 du soir » qui partent à vingt-quatre heures d’intervalle. ¹⁵¹⁻²⁰A nos yeux, c’est le même express, et pourtant probablement locomotive, wagons, personnel, tout est différent. ¹⁵¹⁻²²Ou bien si une rue est démolie, puis rebâtie, nous disons que c’est la même rue, alors que matériellement il ne subsiste peut-être rien de l’ancienne. ¹⁵¹⁻²⁵Pourquoi peut-on reconstruire une rue de fond en comble sans qu’elle cesse d’être la même ? ¹⁵¹⁻²⁶Parce que l’entité qu’elle constitue n’est pas purement matérielle ; elle est fondée sur certaines conditions auxquelles sa matière occasionnelle est étrangère, par exemple sa situation relativement aux autres ; pareillement, ce qui fait l’express, c’est l’heure de son départ, son itinéraire et en général toutes les circonstances qui le distinguent des autres express. ¹⁵¹⁻³³Toutes les fois que les mêmes conditions sont réalisées, on obtient les mêmes entités. ¹⁵¹⁻³⁴Et pourtant celles-ci ne sont pas abstraites, puisqu’une rue ou un express ne se conçoivent pas en dehors d’une réalisation matérielle.
¹⁵²⁻²Opposons aux cas précédents celui — tout différent — d’un habit qui m’aurait été volé et que je retrouve à l’étalage d’un fripier. ¹⁵²⁻⁴Il s’agit là d’une entité matérielle, qui réside uniquement dans la substance inerte, le drap, la doublure, les parements, etc. ¹⁵²⁻⁶Un autre habit, si semblable soit-il au premier, ne sera pas le mien. ¹⁵²⁻⁷Mais l’identité linguistique n’est pas celle de l’habit, c’est celle de l’express et de la rue. […]
¹⁵²⁻¹⁶$${B.}$$ Qu’est-ce qu’une $${\textit{réalité}}$$ synchronique ? Quels éléments concrets ou abstraits de la langue peut-on appeler ainsi ?
[…] ¹⁵³⁻⁴la distinction des mots en substantifs, verbes, adjectifs, etc., n’est pas une réalité linguistique indéniable.
[…] ¹⁵³⁻²²il n’y a pas de faits linguistiques indépendants d’une manière phonique découpée en éléments significatifs.
¹⁵³⁻²⁵$${C.}$$ Enfin, toutes les notions touchées dans ce paragraphe ne diffèrent pas essentiellement de ce que nous avons appelé ailleurs des $${\textit{valeurs.}}$$ ¹⁵³⁻²⁷Une nouvelle comparaison avec le jeu d’échecs nous le fera comprendre. ¹⁵³⁻²⁸Prenons un cavalier : […] ¹⁵³⁻³⁴Supposons qu’au cours d’une partie cette pièce vienne à être détruite ou égarée : peut-on la remplacer par une autre équivalente ? ¹⁵⁴⁻¹Certainement : non seulement un autre cavalier, mais même une figure dépourvue de toute ressemblance avec celle-ci sera déclarée identique, pourvu qu’on lui attribue la même valeur. ¹⁵⁴⁻⁴On voit donc que dans les systèmes sémiologiques, comme la langue, où les éléments se tiennent réciproquement en équilibre selon des règles déterminées, la notion d’identité se confond avec celle de valeur et réciproquement.
[…]
註解
¹⁵⁰⁻⁴[…] en linguistique statique, n’importe quelle notion primordiale dépend directement de l’idée qu’on se fera de l’unité, et même se confond avec elle.
¹⁵⁰⁻⁷C’est ce que nous voudrions montrer successivement à propos des notions d’identité, de réalité et de valeur synchronique.
¹⁵⁰⁻¹⁰$${A.}$$ Qu’est-ce qu’une $${\textit{identité}}$$ synchronique ?
¹⁵⁰⁻¹⁰Il ne s’agit pas ici de l’identité qui unit la négation $${\textit{pas}}$$ au latin $${\textit{passum}}$$ ; elle est d’ordre diachronique, […] mais de celle, non moins intéressante, en vertu de laquelle nous déclarons que deux phrases comme « je ne sais $${\textit{pas}}$$ » et « ne dites $${\textit{pas}}$$ cela » contiennent le même élément.
¹⁵⁰⁻¹⁶Question oiseuse, dira-t-on : il y a identité parce que dans les deux phrases la même tranche de sonorité $${(\textit{pas})}$$ est revêtue de la même signification.
¹⁵⁰⁻¹⁹Mais cette explication est insuffisante, car si la correspondance des tranches phoniques et des concepts prouve l’identité […], la réciproque n’est pas vraie : il peut y avoir identité sans cette correspondance.
¹⁵⁰⁻²³Lorsque, dans une conférence, on entend répéter à plusieurs reprises le mot $${\textit{Messieurs !,}}$$ on a le sentiment qu’il s’agit chaque fois de la même expression, et pourtant les variations de débit et l’intonation la présentent, dans les divers passages, avec des différences phoniques très appréciables — aussi appréciables que celles qui servent ailleurs à distinguer des mots différents (cf. $${\bm{pomme}}$$ et $${\bm{paume,}}$$ […] etc.) ;
¹⁵¹⁻⁴en outre, ce sentiment de l’identité persiste, bien qu’au point de vue sémantique non plus il n’y ait pas identité absolue d’un $${\textit{Messieurs !}}$$ à l’autre, de même qu’un mot peut exprimer des idées assez différentes sans que son identité soit sérieusement compromise (cf. « $${\textit{adopter}}$$ une mode » et « $${\textit{adopter}}$$ un enfant », […] etc.).
¹⁵¹⁻¹¹Le mécanisme linguistique roule tout entier sur des identités et des différences, celles-ci n’étant que la contre-partie de celles-là.
¹⁵¹⁻¹³Le problème des identités se retrouve donc partout ; […]
¹⁵¹⁻¹⁶Ce caractère ressort bien de la comparaison avec quelques faits pris en dehors du langage.
¹⁵¹⁻¹⁸Ainsi nous parlons d’identité à propos de deux express « Genève-Paris 8 h. 45 du soir » qui partent à vingt-quatre heures d’intervalle.
¹⁵¹⁻²⁰A nos yeux, c’est le même express, et pourtant probablement locomotive, wagons, personnel, tout est différent.
¹⁵¹⁻²²Ou bien si une rue est démolie, puis rebâtie, nous disons que c’est la même rue, alors que matériellement il ne subsiste peut-être rien de l’ancienne.
¹⁵¹⁻²⁵Pourquoi peut-on reconstruire une rue de fond en comble sans qu’elle cesse d’être la même ?
¹⁵¹⁻²⁶Parce que l’entité qu’elle constitue n’est pas purement matérielle ; elle est fondée sur certaines conditions auxquelles sa matière occasionnelle est étrangère, par exemple sa situation relativement aux autres ; pareillement, ce qui fait l’express, c’est l’heure de son départ, son itinéraire et en général toutes les circonstances qui le distinguent des autres express.
¹⁵¹⁻³³Toutes les fois que les mêmes conditions sont réalisées, on obtient les mêmes entités.
¹⁵¹⁻³⁴Et pourtant celles-ci ne sont pas abstraites, puisqu’une rue ou un express ne se conçoivent pas en dehors d’une réalisation matérielle.
¹⁵²⁻²Opposons aux cas précédents celui — tout différent — d’un habit qui m’aurait été volé et que je retrouve à l’étalage d’un fripier.
¹⁵²⁻⁴Il s’agit là d’une entité matérielle, qui réside uniquement dans la substance inerte, le drap, la doublure, les parements, etc.
¹⁵²⁻⁶Un autre habit, si semblable soit-il au premier, ne sera pas le mien.
¹⁵²⁻⁷Mais l’identité linguistique n’est pas celle de l’habit, c’est celle de l’express et de la rue. […]
¹⁵²⁻¹⁶$${B.}$$ Qu’est-ce qu’une $${\bm{réalité}}$$ synchronique ?
¹⁵²⁻¹⁶Quels éléments concrets ou abstraits de la langue peut-on appeler ainsi ?
¹⁵³⁻⁴[…] la distinction des mots en substantifs, verbes, adjectifs, etc., n’est pas une réalité linguistique indéniable.
¹⁵³⁻²²[…] il n’y a pas de faits linguistiques indépendants d’une manière phonique découpée en éléments significatifs.
¹⁵³⁻²⁵$${C.}$$ Enfin, toutes les notions touchées dans ce paragraphe ne diffèrent pas essentiellement de ce que nous avons appelé ailleurs des $${\textit{valeurs.}}$$
¹⁵³⁻²⁷Une nouvelle comparaison avec le jeu d’échecs nous le fera comprendre.
¹⁵³⁻²⁸Prenons un cavalier : […]
¹⁵³⁻³⁴Supposons qu’au cours d’une partie cette pièce vienne à être détruite ou égarée : peut-on la remplacer par une autre équivalente ?
¹⁵⁴⁻¹Certainement : non seulement un autre cavalier, mais même une figure dépourvue de toute ressemblance avec celle-ci sera déclarée identique, pourvu qu’on lui attribue la même valeur.
¹⁵⁴⁻⁴On voit donc que dans les systèmes sémiologiques, comme la langue, où les éléments se tiennent réciproquement en équilibre selon des règles déterminées, la notion d’identité se confond avec celle de valeur et réciproquement.
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